J'ai beaucoup bu ce soir-là. Peut-être trop. Mon verre se remplissait au fur et à mesure que je le vidais.
Quand je suis arrivée Linda était déjà là, avec Jean-Philippe – tout le monde l'appelle Pifou – et Lars.
Lars ne dit jamais grand chose. Pifou, lui, est un connard. Un gros connard. Un. Vieux. Gros. Co. Nard. Il se plait à dire de la merde et à rire très fort de ses blagues qu'il ponctue toujours d'un "Ça va, c'est pour rigoler". Pour "rigoler", les femmes sont idiotes, frustrées et frigides. Il est contre les riches, contre les privilèges et contre tout. Il n'a jamais expliqué où commence le fait d'être riche. Il est lui-même propriétaire de trois appartements à Paris et il se plait à dire, en bon père responsable : "C'est pas pour moi, c'est pour les enfants." Contre les privilèges oui, mais visiblement pas contre ceux de ses gamins. Il nous a sorti quelques blagues sur sa compagne qui a besoin d'un meilleur fer à repasser car elle "commence à prendre le mauvais pli". Ho ho ho, ha ha ha, qu'est-ce qu'on rigole avec Pifou. Il y a eu un moment où j'en ai eu ras-le-bol et je lui ai demandé : "Mais t'en as pas marre de nous sortir tes vieilles blagues pourries, ça te donne jamais l'impression d'être un pauvre type ?" J'ai eu droit à : "Aucun humour, t'as tes règles ?".
Wouah. Alors là, chapeau. On peut encore sortir ça à une femme sans se prendre une grosse baffe dans la tronche. Incroyable.
"Oui, j'ai mes règles. Et alors ? Ça dérange quelqu'un ici ? C'est cinq jours par mois. Toi, t'es un peine-à-jouir, tous les jours de l'année, vingt-quatre heures sur vingt-quatre."
Pifou a répondu : "Calme-toi, jeune fille.
– M'appelle pas jeune fille.
– Oh ça va, calme-toi, tu fais jeune et je suis plus vieux que toi aussi !
– Et alors, je me permets, moi, d'appeler qui que ce soit "connard", "violeur" ou "sac à merde", juste parce que je juge qu'il en a la tête ?
Oui ? Non ? Peut-être ?
Non ! Alors pour toi, c'est pareil.
– Détends-toi ! Faut vraiment que tu te trouves un mec. Et il a ajouté, goguenard : "Ou une nana, hein."
Cette pauvre grosse tache de Pifou me tendait une perche que je ne pouvais pas refuser.
– Non, Jean-Philippe. Je n'ai pas besoin de me trouver qui que ce soit pour me détendre, je préfère me masturber, ça te dérange ? Ça dérange quelqu'un ici ?"
Lars a juste dit très sérieusement comme pour calmer un peu le jeu : "Non non, ça nous dérange pas. Enfin moi, ça me dérange pas en tout cas."
Pifou me regardait avec un petit sourire aux lèvres. Mais il ne savait pas quoi dire. Alors qu'il s'assoit les pattes bien écartées en mettant ses mains sur les cuisses et en semblant vouloir exhiber de grosses burnes, il a croisé les jambes comme pour protéger ce qu'il y avait vraiment : deux pauvres petites vieilles couilles plates. Pifou était déjà à terre. Je n'avais plus qu'à enfoncer la perche. "Au moins, j'ai pas à m'accommoder du blabla de gens qui sont contre les privilèges sauf contre les leurs, ni à avoir une vie de cocue et j'ai pas non plus à simuler des maux de tête et des orgasmes comme toutes les nanas que tu prétends avoir baisées... Ben alors Pifou, détends-toi, c'est pour rigoler. Rassure-toi, si t'étais le seul mec à n'avoir jamais réussi à faire jouir la moindre nana ou à faire mouiller la moindre chatte, ça se saurait." Il y a eu un grand silence. Je me suis levée, je crois victorieuse, pour aller aux toilettes. Je l'ai encore entendu ramener sa fraise et dire, de façon à ce que j'entende : "Les nanas qui prennent tout au premier degré, je comprends pas."
Je me suis retournée et j'ai répondu : "Les mecs qui prétendent voter à gauche et qui ont la queue qui porte à droite, je comprends pas non plus. La vie est pleine de mystères."
Sur les murs des toilettes, il y a des posters, des affiches et plein de petits messages écrits, dont un que j'avais déjà vu "Mais qu'ont-ils fait de toute cette poésie ?". Quelqu'un a ajouté "Elle reviendra". La dernière fois que j'étais venue au Graceland, l'utopiste n'avait pas encore sorti son stylo.
J'ai vomi sous les yeux de Dalida. Sur une chanson de Tina Turner. What's love got to do with it? Nothing. Nichts. Rien. Niente. Nada.
Je suis partie peu après, l'ambiance était "un peu" plombée et j'avais besoin de prendre l'air. J'ai été au comptoir, j'ai posé un billet de vingt euros en disant à Kiki, le patron : "Pour la table là-bas". Heureusement pour lui, Kiki s'appelle en vrai Richard.
Linda m'a proposé de prendre un taxi. Mais je lui ai dit que j'allais prendre le tram et je suis partie. Je lui en voulais un peu de ne pas avoir rabattu le caquet à Pifou, mais peut-être qu'elle sentait que je n'avais besoin de personne pour le faire. J'ai eu le dernier tram. Je suis descendue deux stations après. J'avais vraiment peur de vomir dans la rame. Il faisait bon, le vent me faisait du bien et j'ai marché jusqu'à chez moi. J'aime bien Tina Turner. Je n'écoute pas souvent ses chansons. Je crois que l'album Foreign Affair a été mon premier 33 tours. Ou peut-être que c'était Crossroads de Tracy Chapman. Le frère du copain de ma mère était venu nous voir en France et il avait offert un disque à ma sœur et un autre à moi. Je ne sais plus lequel j'ai pioché. Je me souviens très bien des deux pochettes que j'ai toujours associées : Tina Turner est assise sur une chaise, iconique, sculpturale et apprêtée. Tracy Chapman est assise par terre, pieds nus et sereine. Comme si tout avait disparu autour d'elle et que ça n'avait pas d'importance car elle était en paix avec un monde à présent disparu. J'adore cette photo. Ces pochettes m'ont beaucoup marquée. Enfant, j'ai très peu écouté ces disques mais je les ai gardés et ils m'ont suivie au fil des déménagements. Il y a eu un moment où j'ai commencé à les écouter plus souvent. Comme si eux aussi m'avaient patiemment attendue.
En traversant le pont Mirabeau, j'ai vomi dans la Seine.
Je crois que j'y suis restée un moment en pensant aux pauvres poissons qui y nageaient et aux pieds de Tracy Chapman.
La Tour Eiffel était éteinte.

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