Je pars demain, donc.
Je vais d'abord à Londres, revoir la ville et des amis.
Je pense ensuite retourner à Chicago puis aller à Los Angeles en train.
J'ai envie de faire de nouveau un long trajet.
Je trouverai le bus 720 et je prendrai le temps de regarder ce que Linda a vu.

Je n'ai pas peur du voyage.
Ni de la durée, ni de la solitude.
Ni de rien.

Je n'ai pas fini.

De Toronto à Vancouver, le trajet en train dure plus de trois jours. Je ne me suis pas ennuyée une seconde. Je ne sais pas à quoi je pensais. Peut-être à bien moins de choses que lorsque je sautais du plongeoir de trois mètres. Je n'avais qu'à regarder par la fenêtre pour voir défiler le paysage toujours magnifique. J'osais à peine cligner des yeux par peur de louper quoi que ce soit. Le train s'arrêtait parfois plus d'une heure et je regardais alors rouler lentement de longs trains de marchandises. De Seattle à Vancouver, j'ai eu l'impression que si j'avais pu ouvrir la fenêtre, j'aurais pu effleurer la mer de la main. Dans un train en Pologne, j'ai pu ouvrir la fenêtre. Je sentais le vent et le train qui roulait rapidement, exactement comme quand j'étais enfant et qu'on allait en Allemagne. C'est cela que je vais faire. Me déplacer entre deux points géographiques et vers d'autres moments. J'ai hâte d'y être. Peut-être d'ailleurs que j'y suis déjà. Que j'ai posé la tête contre la fenêtre, que le soleil tape et que je n'ai rien d'autre à faire que de fermer les yeux pour ne pas être éblouie. Je ne vois plus que des taches orange plus ou moins foncées. Ou alors peut-être que je m'amuse des rayons du soleil qui me surprennent en pénétrant furtivement entre des branches d'arbres. Peut-être encore que je ne suis plus. Et la vérité c'est que cela n'a pas d'importance. Rien ne fige la vie. Je le sais. Je l'ai vu. Est-ce que là je meurs ? Ai-je peur ? Est-ce que j'entends le bruit du portail de chez ma grand-mère et que je suis rassurée et sereine ? Est-ce qu'encore je souris à une personne, que je discute avec une autre ? Quand j'étais à Montréal, une amie était venue me voir et on avait été à Chicago en bus. Il y avait un arrêt de plus de deux heures à Détroit. J'avais discuté avec un mec. Une sorte de vagabond. Il m'expliquait qu'il allait vers le sud pour y passer le printemps, plus chaud. Pourquoi n'était-il pas parti avant l'hiver ? En papotant, il m'avait dit : "Tu sais où tu devrais aller ? À Vancouver !". Ça me trottait déjà dans la tête et il venait de conforter cette idée. Et j'étais allée à Vancouver sans la moindre appréhension. Avant de partir de Montréal, j'avais invité quelques amis. Puis j'étais sortie pour acheter un paquet de cigarettes que je voulais donner à une copine qui m'en avait donné plein. Quand j'étais rentrée, elle était partie et j'ai gardé le paquet. Je l'ai entamé avec ceux qui étaient encore là. Et j'ai pris le reste pour le voyage. Je fumais alors de temps en temps une cigarette lorsque le train s'arrêtait longuement. J'ai dû en donner quelques-unes à d'autres voyageurs. Dans le train, il y avait des gens incroyables : cette fille qui s'était trompée et qui pensait que le voyage durait un jour de moins, ce couple de cinquantenaires dont ce trajet était le voyage de noces, ce jeune autochtone d'une vingtaine d'années avec lequel j'ai longuement discuté à Winnipeg. Il me parlait du fait qu'il avait été alcoolique et que Jésus l'avait aidé. Et avec une certaine sagesse et peut-être un peu de tristesse, il m'avait dit qu'il ne croyait pas vraiment aux miracles de son messie, mais qu'il fallait bien qu'il s'accroche à quelque chose. Je crois que c'est exactement ça. On a parfois besoin de trouver une branche à laquelle s'agripper, un pont pour s'abriter. De quoi souffler un peu. Peu importe ce qu'est réellement la branche ou le pont, il faut faire comme on peut. En arrivant à Vancouver après plus de trois jours de train, il y a eu une sorte de frisson général. Je me souviens que plusieurs personnes avaient chanté et que d'autres applaudissaient. Peut-être que certains ont pleuré. Pas par tristesse, mais parce que le moment était émouvant. Et on n'a pas souvent l'occasion de faire un tel trajet. Je suis descendue du train, j'ai marché un peu et je me suis assise dans le premier brin d'herbe que j'ai trouvé. Deux clochards sont venus me voir pour m'expliquer qu'ils nettoyaient un peu la zone en ramassant les mégots et les papiers. Je leur ai dit que je ferais attention de ne pas salir, mais ce n'est pas ce qu'ils voulaient. Ils m'ont demandé si je n'avais pas une cigarette. J'ai sorti mon paquet, il en restait deux. Ça m'a surprise que les choses me donnent l'impression d'être si bien faites. Je les leur ai données. L'un d'eux m'a demandé : "Et toi ?". Je lui ai répondu que je ne fumais pas. Il a été étonné et m'a demandé si j'avais gardé ces cigarettes pour eux. J'ai répondu très sérieusement que oui et que j'attendais juste de les rencontrer. On a éclaté de rire. Je crois qu'on était heureux de se parler à ce moment-là. Ils m'ont donné un ticket de bus valable encore une heure pour que je puisse aller où je voulais dans la ville. Il s'agit de tickets qu'ils récupéraient auprès de passagers et qu'ils échangeaient ensuite contre une pièce. Là, ils me l'ont donné. Je pense souvent à ces moments et à ces personnes. Et il m'arrive à présent de me demander ce que Linda faisait pendant ce temps, avant qu'on se rencontre. Je me demande aussi s'il m'est arrivé de dire à quelqu'un de prendre un trajet plutôt qu'un autre, d'aller dans un bar ou dans un parc, de visiter telle chose dans une ville ou de prendre tel bus et d'influencer sa vie ? Je suis obligée de reconnaître que oui. J'ai montré à Linda le lieu de son suicide. J'espère avoir indiqué d'autres chemins qui ont mené à de belles rencontres qui elles-mêmes ont suscité des vocations ou ont transformé de simples moments en beaux souvenirs. Linda me manque et je suis triste qu'elle soit morte. Qu'est-ce qui a fait que j'ai eu envie de monter dans ce taxi, de continuer la conversation et de la faire entrer dans ma vie ? Le hasard ? Le destin ? Je veux continuer de croire en d'infinies possibilités. Mais pourquoi Linda a-t-elle décidé de ne plus continuer ? Peut-être qu'entre ses différentes vies en Allemagne, aux États-Unis, en couple, seule, elle avait fait le tour de son exil. J'espère que c'est ça. Qu'elle s'est dit calmement : "J'ai vu ce que j'avais à voir et je veux savoir comment ça finit." Je n'ai pas envie de l'imaginer terrorisée par l'annonce d'une maladie ou la menace d'autre chose. Ça me rassure de penser ça. De l'imaginer heureuse et sereine. Bien sûr, il y a toujours un moment où je me dis que si elle allait si bien, si elle était si heureuse, pourquoi alors mettre fin à ce bonheur ? Pour une "liberté totale de mouvement" ? Pourquoi n'a-t-elle pas profité de son argent ? On aurait pu partir quelque part toutes les deux. Elle aurait eu tout le temps de se suicider après. Pourquoi me donner le relais ? J'ai aussi le sentiment qu'il faut bien que je continue à vivre et que j'essaie d'aller vers mon bonheur. Et je préfère voir les choses sous un angle qui m'y aide. Je sais que Linda vient parfois me hanter. Je ne suis pas sûre que ce soit le bon mot. Parfois, j'entends une chanson et Linda est juste là. Ou je regarde l'heure et j'y vois sa date de naissance. Je vois 17:03 ou 19:58 et je me dis : "Tiens, c'est Linda qui pense à moi". Quelque part, je sais bien que ce n'est pas vrai et que c'est moi qui pense à elle. Je fais pareil avec d'autres, morts ou vivants. Je fais ça avec les dates de péremption aussi. Et parfois, je triche même un peu. Par exemple, quand je prends le métro, je me dis que si je vois trois souris, c'est que Linda pense à moi. C'est facile et il n'est pas rare d'en voir bien plus. Je crois que ces petites superstitions participent à notre humanité, en tout cas à la mienne et j'en suis totalement consciente. L'animal, lui, n'est ni superstitieux, ni fétichiste. Il ne se pose pas la moindre question sur les hasards de la vie qui ont fait qu'il existe. Il n'a pas de chiffre porte-bonheur. Il ne s'exprime jamais au conditionnel en disant : "Et si elle n'avait pas sauté", "Et si je l'avais appelée", "Et si...", "Et si...", "Et si..." avec le pouvoir de projection qui va avec. Ce pouvoir, il faut l'entretenir. Il faut cultiver des utopies. Je marcherai donc dans les pas de Linda, je regarderai les choses sur lesquelles ses yeux se sont posés. C'est ça que j'ai envie de faire. Je n'ai pas envie de me recueillir sur sa tombe et de la savoir là. Je préfère l'imaginer dans le vent, dans la chanson ou bien encore en train de m'indiquer subtilement des chemins à suivre. Parce que je préfère tout simplement l'imaginer dans la vie. J'ai donc mis Linda dans les coïncidences et dans la chance. Ça me rassure de savoir que quelqu'un tire un peu les ficelles avec bienveillance et que les choses, les décisions, la vie – ma vie –, ne tiennent pas qu'au pur hasard avec ses probabilités quasiment nulles. Cela m'est bien trop vertigineux. Je ne veux pas savoir Linda cloîtrée dans un cercueil. Je préfère encore l'imaginer chuter pour toujours, libre et heureuse. Comme dans mon rêve. Je ne l'y ai pas emmenée. C'est elle qui est venue et je lui en suis reconnaissante. Elle peut venir quand elle veut. Je vais faire ce voyage. Et elle sera là. Parce que si elle ne l'avait pas été, je ne ferais pas ce voyage. C'est aussi simple que ça. Elle est donc là parce qu'elle a vécu pour l'éternité. Suis-je déjà revenue ? Qu'ai-je vu et vécu ? Ai-je goûté le fireball, la boisson au whiskey et à la cannelle ? Une fois j'étais sur une plage et de grosses pierres formaient une sorte de digue. J'avançais d'une pierre à l'autre, je regardais les vagues et je me disais : "Encore une... Allez, une de plus et je suis courageuse. Un requin va-t-il bondir ?" et j'éprouvais un certain plaisir à jouer avec mes peurs enfantines. Ai-je pris le 720 jusqu'à la plage ? Ai-je senti le continent derrière moi ? Qui ai-je rencontré ? Sûrement des gens qui auront su me raconter d'incroyables anecdotes qui construisent leur vie. D'autres Chris, d'autres vagabonds. Il faut rester ouverte, mais il n'y aura pas d'autre Linda. J'aurais encore tant de choses à raconter sur elle, sur nous. La fois où on a mangé cette glace et où on rigolait, la fois où elle me parlait en allemand pour que des gens ne comprennent pas mais où je ne comprenais rien non plus. La fois encore où elle a engueulé un mec dont le chien m'avait sauté dessus. Il y a eu aussi cette conversation sur la pensée qui est infinie et la vie qui est éternelle. Linda avait une sorte de théorie. Elle disait que comme aussi loin qu'elle se rappelait, elle avait toujours existé et que comme elle ne saurait pas qu'elle serait morte, elle pouvait donc en déduire qu'elle était éternelle, puisque – pour elle – elle n'avait ni début, ni fin et qu'elle ne connaîtrait rien d'autre que la vie. Ses raisonnements étaient parfois étranges, mais ce qui les rendaient plus bizarres encore c'est que quelque part, il y avait quelque chose qui tenait la route. À qui pensait-elle quand elle parlait de pixel mort de la société ? À elle ? À moi ? Qu'est-ce qui fait que j'ai évoqué certaines choses et pas d'autres ? Est-ce que je me rappelle de tout ? Probablement pas. Et il faut accepter d'oublier. Il y a forcément une raison pour ce dont on se souvient et ce que l'on écarte. Je ne saurai sûrement jamais pourquoi, mais cette raison existe quand même. Est-ce que j'ai quelque chose à ajouter sur la vie, la mort, le souvenir, l'infini, l'éternité, le hasard, les regrets ou sur Linda ? Je ne crois pas. Il me semble que j'ai tout dit. Je vais donc la laisser partir. Pour l'instant. Je sais qu'elle reviendra. Rien ne fige la pensée. Quant à moi, j'ai juste à entrer dans le pixel mort, dans la courbe d'une écriture, dans l'air d'une chanson, dans la goutte qui glisse sur la vitre ou dans n'importe quel nuage. J'y vois ce que je veux. Un moment passé à la plage, dans la rue ou ailleurs, ma mère, Oma, son village, sa maison. Et en m'y promenant, je peux aussi y croiser Linda qui me regarde en souriant et me salue d'un signe de la main. Voilà. Je sens que c'est ici et maintenant que je dois m'arrêter. Et, comme la plupart des histoires et comme toutes les dictées, ça se termine par un point final. Le voici : .

le pixel mort

Écriture, photographie et production : Tania Boisset

Création du site et mise en ligne : Stéphanie Boisset

Ingénieur du son : Alexis Levoir

Relecture et corrections : Anna Belguermi

Un grand merci à :
Laura Baker Ménard, Anna Belguermi, Stéphanie Boisset, Noëlle Chesnoy, Alain Coquet, David Farine, Csaba Gyorsok, Gwendoline Hénot, Simone Kuess, Alexis Levoir, Pharoah Marsan, Jean-Marie Maura, Adeline Mutel, Katell Paillard

Musiques :
Summertime – interprété par Tania Boisset
You don't have to say you love me – Elvis Presley

Le pixel mort est une œuvre de fiction. Alors que certaines situations et événements relatés ont bien eu lieu, Linda, Chris, Pifou, Lars et Kiki sont des personnages et toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

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